Eleni Kamma
WE ARE ALL IN SEARCH OF A KARAGÖZ

Pascale Viscardy

Il est des projets construits patiemment qui, pour s’ancrer dans un contexte précis, n‘en développent pas moins de par leur intelligence de propos et leur mise en relation, une résonance particulière au regard de la nécessaire critique de nos sociétés contemporaines. En résidence à Istanbul au moment de l‘occupation du parc Taksim Gezi, ELENI KAMMA (°1973 ; vit à Bruxelles et à Maastricht) y revisite la fonction et le potentiel du Karagöz, le théâtre d‘ombres traditionnel turc et, par-delà, interroge aussi ce courage de la révolte et de la vérité au travers de quelques notes vidéographiques comme évocations contemporaines de la pratique antique de la parrêsia.

(… ) la vérité n‘est pas ce qui fait consensus, mais ce qui provoque et ce qui inquiète. Gros F., „Foucault, la „vraie vie“ et les Grecs“, in Les Lettres françaises, n°58, avril 2009

On sait avec quelle violence la contestation de Taksim fut réprimée et on sait, aussi, le prix à payer, en Turquie ou ailleurs, pour la liberté d‘expression. Il n‘est sans doute pas anodin de préciser qu‘Eleni Kamma est grecque et chypriote et, dès lors, tout particulièrement concernée par la question cruciale de l’opposition manifeste entre l‘expression démocratique domestique et la souveraineté supranationale qui s‘exprime en Grèce (et ailleurs) avec brutalité. En évoquant la pratique de la parrêsia en regard de cette actualité qui la brûle, l’artiste désigne d‘abord les origines politiques de celle-ci. Au fondement de la démocratie, il y aurait des institutions mais aussi une exigence de vérité et une attitude courageuse… Michel Foucault précise encore dans Le courage de la vérité que dire le vrai n‘est pas suffisant pour qu‘il y ait parrêsia : „[…] il faut que le sujet, en disant cette vérité qu‘il marque comme étant son opinion, sa pensée, sa croyance, prenne un certain risque, risque qui concerne la relation même qu‘il a avec celui auquel il s‘adresse 1“. Et c‘est de ce risque que vient, en termes éthiques, la valeur de ce dire vrai : „D‘où ce nouveau trait de la parrêsia : elle implique une certaine forme de courage, courage dont la forme minimale consiste en ceci que le parrèsiaste risque de défaire, de dénouer cette relation à l‘autre qui a rendu possible précisément son discours 2“. Activé dès l‘entame du display de l’exposition, le concept de parrê- sia innerve l’ensemble du parcours vidéographique défini par l’artiste et particulièrement, It takes courage and breath to speak up (2015) qui donne à éprouver la respiration d’une petite communauté rassemblée autour d’un micro, cherchant le courage de faire entendre sa voix pour se séparer ensuite et trouver son propre chemin. Intense expérience que cette respiration comme métaphore d’une parole suspendue et, tout autant, évocation de ce moment politique du choix de parler ou de ne pas parler. Jouissive, l’oeuvre sonore Note II: Introduction (2015) capte l‘action initiée par le collectif Mavilli lors du discours d‘ouverture de la présidence grecque de l’UE (2014). Régulièrement interrompu par de larges éclats de rire tonitruants, le Ministre de la Culture, rageur, finit par inviter les contestataires à prendre part à la discussion, à sortir de leur anonymat, à trouver le courage de le rejoindre (pour enfin, les traiter de fascistes et devenir menaçant…). Risques que prirent les manifestants de Taksim pour répondre à la lente agonie de la laïcité. OEuvre nodale, le diptyque Play it, Emin. Walking along the Russian Monument at Ayastefanos (2014) confronte habilement la reconstitution d‘un Karagöz aux images fantomatiques du parc de Florya, lieu d’inscription originelle du monument russe d’Ayastefanos. Réédifié dans l‘atelier du marionnettiste Emin Senyer à la demande de l‘artiste, la destruction du monument par la population d’Istanbul, le 14 novembre 1914, est ensuite rejouée sous la main du hayalî. Il est aussi à pointer que ce démantèlement offrit en son temps au cinéma turc son premier film, film mythique, aujourd’hui disparu, que tente, ici, d‘évoquer l’artiste. A l‘opposé, s’imprime sur les images du parc de Florya, le contexte historique de cette édification 3. Ce retour sur l’histoire par le biais d’un élément de culture populaire des derniers siècles de l‘Empire Ottoman est particulièrement signifiant dans le projet élaboré par l‘artiste. Le théâtre de Karagöz apparaît en effet comme une sorte de lieu transitionnel, à la fois mise en abyme et envers de la société turque. Joué pendant la période du ramadan, il est dès l‘origine considéré comme un miroir de la société („Ayna“, la toile de mousseline sur laquelle se reflètent les ombres, signifie miroir dans le jargon de cet art ancestral), jouant du contraste de ses deux principaux protagonistes : Karagöz (littéralement „oeil noir“), l’homme du commun et Hacivat, le petit bourgeois. Karagöz a l’esprit satirique et subversif, d’une certaine manière, il parle pour le peuple et exprime avec parrê- sia les disfonctionnements de la société. Se déploient alors les linéaments d‘une comédie humaine 4 dont les caractéristiques et la signification pourraient bien avoir une portée universelle… Paradoxalement, cet art populaire atteint, sous le régime autoritaire de l‘Empire Ottoman, un niveau de liberté d‘expression difficilement imaginable. Il est dès lors frappant de constater avec Eleni Kamma les similitudes entre les formes prises aujourd’hui par la contestation sur la place publique et l’espace d’énonciation offert par le Karagöz sous l’Empire Ottoman….

1 Foucault M., 2009, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au collège de France 1984, Paris, Gallimard Seuil. p.12
2 ibidem, p. 13
3 En 1878, eut lieu la signature du traité de San Stefano qui mit fin à la 93ème guerre russe. A cette occasion les Russes imposent l‘érection d‘un monument à la mémoire du soldat russe vainqueur de l’Empire Ottoman, le monument d’Ayastefanos
4 Michèle Nicolas, „La comédie humaine dans le Karagôz“, in revue du monde musulman et de la Méditerranée, n°77-78, 1995

[Pascale Viscardy We are all in search of a Karagoz. In L‘ART MEME. Pascale Viscardy, Issue 65, 2nd Trimester 2015]